Allaiter sans montre ni horloge

Inter­ven­tion le 22 mai à Paris (voir pro­gramme)

C’est chaque jour que les ani­ma­tri­ces de La Leche League reçoivent des appels de nou­velles mères, inquiètes de savoir si leur lait est suff­isant en quan­tité ou en qual­ité, car leur bébé réclame « trop sou­vent », veut téter « trop longtemps » par rap­port aux normes prônées par le per­son­nel de la mater­nité, leur entourage ou les manuels de puéri­cul­ture courants.

On est en effet telle­ment influ­encé par le mod­èle de l’alimentation arti­fi­cielle (à tel âge, le bébé doit pren­dre tant de biberons de tant de grammes), qu’au lieu de remet­tre en cause ces normes, on préfère met­tre en ques­tion la capac­ité des femmes à allaiter. 

A la demande du bébé

Que diri­ons-nous si un restau­rant affichant « buf­fet de cru­dités à volon­té » nous inter­di­s­ait de pren­dre plus de 30 g de carottes râpées et de met­tre plus de 5 mn à manger tout le repas ? Nous crieri­ons à l’arnaque et à la pub­lic­ité mensongère !

Pour­tant on ne s’étonne même pas de lire ou d’entendre des phras­es du genre : « Allaitez à la demande, mais pas plus que toutes les trois heures », « allaitez à la demande, dix min­utes de chaque sein » ! C’est-à-dire qu’on pré­sup­pose que la demande de tous les bébés, à tout âge, à tout moment de la journée, va être la même…

Con­fron­tée à ce genre de ques­tions, il m’arrive sou­vent de racon­ter la mésaven­ture arrivée à une équipe d’anthropologues par­tis étudi­er les méth­odes de puéri­cul­ture chez les Boschi­mans, dans le désert du Kala­hari (sud de l’Afrique). Ayant voulu compt­abilis­er le nom­bre de « tétées » jour­nal­ières, ils arrivèrent au chiffre de 90 ! Le bébé avait en fait accès au sein jour et nuit, et le pre­nait plusieurs fois par heure pour de très cour­tes péri­odes. On est loin des six ou sept tétées par 24 heures prônées par les manuels… De fait, le suc­cès de l’allaitement, au moins pour les pre­mières semaines, s’accommode très mal de tout le min­u­tage qu’on veut lui impos­er. Comme le dis­ait une mère africaine en France : « Quand j’allaite, je n’ai pas d’heure. Je mens tout le temps à la PMI, pour chaque chose ils dis­ent l’heure » (1). Et le meilleur con­seil à don­ner à une nou­velle mère en matière d’allaitement serait peut-être bien de ranger au fond d’un plac­ard tout ce qui ressem­ble à une mon­tre, un réveil, ou une pen­d­ule… (2)

La composition du lait

Cer­taines femelles mam­mifères, telles les lionnes et plusieurs espèces de bich­es, lais­sent leurs petits dans des nids ou des ter­ri­ers, et ne revi­en­nent les voir que toutes les 6 à 12 heures. Elles font par­tie des espèces « à caches ». Leur lait est très riche en graiss­es et en pro­téines, et per­met aux petits d’être ras­sas­iés pour de longues périodes.

En com­para­i­son, le lait de femme, moins « con­cen­tré » et moins riche en calo­ries, sup­pose un écart entre les tétées vari­ant entre 20 mn et 2 heures. Il se digère aus­si très vite, notam­ment en rai­son de son faible taux de caséine. D’un point de vue anthro­pologique, cela sug­gère que l’espèce humaine a évolué sur des rythmes d’alimentation où les petits restaient en con­tact étroit avec leur mère, et pou­vaient téter n’importe quand, de jour (portage dans un porte-bébé style hamac) comme de nuit (som­meil partagé) (3).

Ce que nous apprend la physiologie de la lactation

Mais si l’on pense que les pre­mières semaines, une moyenne de 8 à 12 tétées par 24 heures (4) est tout à fait courante et assure un bon démar­rage de l’allaitement, il ne faudrait pas pour autant en faire une nou­velle norme.

En effet, après avoir longtemps assim­ilé les seins à des biberons qu’il fal­lait « vider » puis « laiss­er se rem­plir » (en sautant une tétée par exem­ple), on a cru toutes ces dernières années que la fab­ri­ca­tion du lait ne se fai­sait que pen­dant les tétées, à la demande du bébé et selon la qual­ité de sa suc­cion, et était inhibée entre les tétées. Comme on dis­ait, « les seins ne sont pas des réservoirs ».

Des études plus récentes, notam­ment celles de l’Australien Peter Hart­man, mon­trent que les seins stock­ent bel et bien du lait (5) et que capac­ité de stock­age et rapid­ité de fab­ri­ca­tion du lait vari­ent selon les femmes. Ce qui explique que cer­tains bébés peu­vent « prof­iter » avec qua­tre tétées par 24 heures (6), et implique que toutes les « règles » dis­ant com­bi­en de tétées par jour, de quelle durée, un seul sein ou les deux, etc., sont au mieux inutiles, et sou­vent dan­gereuses : à chaque cou­ple mère-enfant ses règles per­son­nelles (car cela peut vari­er d’un enfant à l’autre chez une même mère : il y a les gros goulus et les petits grignoteurs !).

L’absence de « règle » vaut aus­si pour la durée des tétées. On sait en effet que la com­po­si­tion du lait varie au cours de la tétée. Le « lait de fin de tétée », le plus gras et nour­ris­sant, celui qui va ras­sas­i­er le bébé et le faire grossir, ne vient pas après un temps déter­miné, que ce soit 5 ou 30 min­utes. Il vient lorsque le sein atteint un cer­tain degré de « vidan­ge » : moins il reste de lait dans le sein, plus le lait s’enrichit en graisse. Un bébé très peu effi­cace au sein n’arrivera jamais à « vider » suff­isam­ment le sein pour obtenir le lait riche en graisse si on ne remédie pas au prob­lème, même s’il tète une heure (7) ; au con­traire, un bébé très effi­cace l’obtiendra au bout de 5 min­utes s’il a suff­isam­ment « vidé » le sein pen­dant ces quelques min­utes. Donc là aus­si, la seule règle est de suiv­re le bébé, de le laiss­er décider lui-même de la fin de la tétée : générale­ment, il va lâch­er le sein ou s’endormir dessus quand il sera rassasié. 

Pas que de la nourriture

On a par­lé jusqu’ici unique­ment de l’aspect nutri­tif de l’allaitement. Mais toutes les mères allai­tantes savent qu’il est bien autre chose : allaiter, ce n’est pas seule­ment don­ner du lait, c’est aus­si don­ner le sein. Et pour le bébé, out­re le fait de combler sa faim, téter est aus­si un plaisir qui comble tous ses sens : le goût, l’odorat, le toucher…

Chez nous, il est très mal vu qu’un bébé « tétouille pour le plaisir », on ne doit pas le laiss­er faire. Ailleurs, on recon­naît et on admet ce plaisir (partagé par la mère). Pour Babette Fran­cis (col­lab­o­ra­trice au Jour­nal of Trop­i­cal Pedi­atrics and Envi­ron­men­tal Child Health), la femme n’a pas plus à compter le nom­bre de fois où elle allaite qu’elle ne compte le nom­bre de fois où elle embrasse son bébé.

Un bébé peut téter pour tant de raisons : s’apaiser, se ras­sur­er, soulager des col­iques, obtenir les anti­corps néces­saires pour lut­ter con­tre une infec­tion, empêch­er une nou­velle grossesse trop rap­prochée (on sait que des tétées fréquentes pro­lon­gent l’aménorrhée lac­ta­tion­nelle). Et bien sûr, s’endormir.

Dans la plu­part des cul­tures, on accom­pa­gne le bébé dans le som­meil, par des berce­ments, des berceuses et très sou­vent en le lais­sant s’endormir au sein. En Algérie par exem­ple, « pour procéder à l’endormissement, la mère s’isole, le plus sou­vent, avec son bébé dans un endroit calme (…) C’est un moment priv­ilégié d’échanges entre la mère et le bébé : celui-ci tri­t­ure le sein, tend sa main vers la mère qui la saisit et l’embrasse, elle le caresse, le regarde. Le bébé, main­tenu et con­tenu par le corps de la mère, béné­fi­cie de stim­u­la­tions rich­es et var­iées. Elle l’accompagne de sa présence ras­sur­ante et chaleureuse, elle ne retire le sein que s’il est pro­fondé­ment endor­mi et ne le réclame plus (…) Il faut laiss­er à l’enfant le sein même s’il ne tète plus, il a besoin de la nefs de sa mère. Ce terme sig­ni­fie à la fois l’âme, l’odeur, l’haleine, la chaleur. Elle le pro­tège et le nour­rit autant que le lait. Elle répond à un besoin de ten­dresse et de sécu­rité. Cette notion de nefs est assim­i­l­able à la notion d’enveloppe psy­chique qui pro­cure au jeune enfant un sen­ti­ment de sécu­rité indis­pens­able à sa sta­bil­ité émo­tion­nelle » (8).

J’aime cette notion de nefs où le corps de la mère, à tra­vers l’allaitement, sert de médi­a­teur ras­sur­ant entre le bébé et l’extérieur : les pre­mières semaines, être au sein est pour le bébé sa façon d’être au monde et d’entrer en rela­tion avec lui.

Quand il va grandir, si l’allaitement se pour­suit, le « à la demande » va bien sûr évoluer, car la demande ne sera plus tou­jours de l’ordre du besoin, comme chez le nour­ris­son, mais de plus en plus de l’ordre du désir. Mais c’est encore une autre his­toire… (9)

Claude-Suzanne Didier­jean-Jou­veau
Ani­ma­trice LLL
Rédac­trice en chef de Allaiter aujourd’hui
et auteur de plusieurs ouvrages sur l’allaitement maternel

Références

(1) Jacque­line Rabain-Jamin et Wendy L. Worn­ham, “Trans­for­ma­tions des con­duites de mater­nage et des pra­tiques de soin chez les femmes migrantes orig­i­naires d’Afrique de l’Ouest”, Psy­chi­a­trie de l’enfant, XXXIII, 1, 1990, pp. 287–319.
(2) Voir l’étude de Ann V. Mil­lard sur la place dis­pro­por­tion­née que prend l’horloge comme prin­ci­pal cadre de référence dans la plu­part des manuels de pédi­a­trie, au point de créer un enrég­i­mente­ment digne du tra­vail en usine : “The place of clock in pedi­atric advice : ratio­nale, cul­tur­al themes and imped­i­ments to breast­feed­ing”, Social Sci­ence and Med­i­cine, 1990, vol. 31 (2) 211–221.
(3) Voir par exem­ple les travaux de l’anthropologue améri­caine Kather­ine Det­twyler (Uni­ver­sité du Texas), “Fre­quen­cy of nurs­ing in oth­er species”, con­sulta­bles sur son site : http://prairienet.org/laleche/dettwyler.html
(4) C’est d’ailleurs ce que pré­con­i­saient les manuels de puéri­cul­ture du début du 20e siè­cle.…
(5) Pour plus de détails sur ces recherch­es, voir “La sécré­tion lac­tée : pro­duc­tion et con­trôle”, Les Dossiers de l’allaitement n° 29, 1996, pp. 10–15 ; et l’intervention de Hart­man à la 4° Journée inter­na­tionale de l’allaitement (17 mars 2000) dans le hors-série des Dossiers de l’allaitement.
(6) Atten­tion : cer­tains bébés qui ne « récla­ment » que très peu de tétées et passent leur temps à dormir, peu­vent être en dan­ger (prise de poids notoire­ment insuff­isante, risque de déshy­drata­tion). Un bon moyen de s’assurer que le bébé boit suff­isam­ment est de sur­veiller ses urines et ses sell­es (4 à 5 changes com­plets mouil­lés et 3 à 4 sell­es jaunes et gran­uleuses par 24 h, les pre­mières semaines). Si ce n’est pas le cas, il fau­dra revoir la tech­nique d’allaitement, et pass­er pen­dant un temps d’un allaite­ment à la demande du bébé à un allaite­ment à la demande de la mère.
(7) Face à un bébé qui « est toute la journée au sein », ne sem­ble jamais ras­sas­ié, ne grossit pas cor­recte­ment, il ne suf­fit pas de dire qu’il a sans doute un fort besoin de suc­cion et qu’il est nor­mal de téter sou­vent. Il faut revoir soigneuse­ment toute la tech­nique d’allaitement pour trou­ver où est le prob­lème et y remédi­er.
(8) Zohour Bouab­dal­lah, “Le sein pour apais­er et endormir. Tech­niques d’apaisement et d’endormissement des jeunes enfants en Algérie”, in Les rit­uels du couch­er chez l’enfant. Vari­a­tions cul­turelles, sous la direc­tion d’Hélène Stork, ESF édi­teur, 1993.
(9) Voir Allaiter aujourd’hui n° 37, “Oui, je tète encore !”

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